Chasser sous la mer
(Eric Guerrier* – décembre 2022)
« Lui n’était ni pêcheur ni chasseur, mais mon père,
L’été quarante se mit à chasser sous la mer,
Sur notre coin de plage de la côte d’Algérie.
Je ne sais pas comment lui vint une telle envie,
Où trouva-t-t-il des palmes, un masque et un tuba,
Ce fusil à ressort, tout made in USA !
Je n’ai souvenir que de quelques gros mulets.
Je n’avais que six ans, mais déjà pêcheur né,
Dans l’oued à la ferme, à la mer en été.
Les années ont passé, toujours passionnées.
A onze ans retrouvant masque et tuba du père,
Ce sera mon tour de grenouiller sous la mer.
Un jour pêchant en barque, un chasseur acharné
A plonger et replonger sur un mérou fléché,
Nous avait appelés. Une grosse tête émergea
Puis le corps hérissé dans un ultime combat.
Ce mérou me laissa une image héroïque
Qui réveilla en moi un appel prophétique.
De ce jour je l’ai su, je deviendrais chasseur.
Abandonnant la pêche, sans plus compter les heures,
Délaissant la baignade et autres jeux de plage,
Je me suis forcé à m’éloigner du rivage.
Acharné, grelottant, je survolai les fonds
Apprenant à connaître ce monde sans horizon.
Aucune chasse sans d’abord maîtriser son apnée,
Sonder la profondeur et savoir où plonger.
Toujours sur le qui-vive et avec l’attention
A comprendre habitudes et réflexes du poisson.
Déceler les présences dans les posidonies
Et les ombres furtives sous les roches en abris.
Attendre chaque été un genre de communion.
Dans une sorte d’ascèse avec obstination.
Quelque chose qui ressemble en silence sous la mer,
Au tracé des sillons du labour de la terre.
Mais le chemin est long, le labeur infini,
Et pour espérer prendre, il faut un bon outil.
Avec cette passion d’arriver à chasser,
Ado j’ai bricolé cent systèmes pour monter
Sur un manche à balais, des flèches en fil de fer,
Et en guise de sandows, des coupes de chambre à air.
Je n’ai jamais rien pris avant un vrai fusil
Et même comme ce fut long pour un petit denti.
Pour un premier mérou, encore combien d’étés,
Combien d’heures innombrables, et combien de ratés ?
Jusqu’au miracle grec de l’été cinquante-sept.
Tout avait pris sa place dans une forme parfaite,
L’aisance en eau profonde, le flair des territoires,
L’apnée, l’approche, le tir. Terminés les déboires.
Et voilà un mérou qui s’est arcbouté.
Une lutte jusqu’au soir. Alors devoir rentrer
Fut comme abandonner un compagnon blessé
Sur le champ de bataille. Dès l’aube j’ai replongé,
Au bout d’une nuit funèbre, le mérou était mort.
Et je me suis juré d’éviter un tel sort.
Bien que personne encore n’avouait s’émouvoir
De souffrance animale, je me fis un devoir,
N’abandonner jamais quelque poisson blessé,
Sans avoir tout tenté, même s’il s’est échappé.
Et j’ai tenu parole non sans difficulté
Quitte à tout sacrifier du reste de la journée.
L’ombre d’un gros mérou qui se glisse lentement
Dans une faille verticale au bas d’un grand tombant.
Jusqu’au jour qui décline, vingt plongées à lutter.
Alors une prière, transmission de pensée ?
Je ne te laisserai pas cette nuit à souffrir.
Et la flèche qui mollit, puis il se laissa venir !
Autre mérou cette fois enroché sous une pierre
A bien plus de vingt mètres. Une même prière,
Et là encore il vient sans plus de résistance.
Un seul message possible au travers du silence
Que d’infimes vibrations comme le rythme du cœur
Où le mérou mesure l’émotion du chasseur.
Nage au-dessus d’une plaine. Que des posidonies !
Une coulée au hasard, et au bout du fusil
Immobile dans l’herbier, un beau corbe est caché.
A peine à ma ceinture, une nouvelle plongée,
Improbable hasard, nouveau corbe embusqué.
Cinq fois même hasard, puis rien en vingt apnées.
Autres posidonies sans l’ombre d’un rocher
A nouveau au hasard, une même coulée,
Au bout de quinze mètres, le dos d’un grand denti,
Lui aussi bien masqué, comme aussi endormi.
En fait point de hasard, ni don de sixième sens,
Mais une sorte de flair avec un peu de chance.
Pendant les longues années à scruter tant de fonds,
Les signaux invisibles d’infimes perceptions
Enfouis dans une mémoire d’expériences vécues,
S’aiguise une intuition qui remplace la vue.
Ainsi choisir le trou où se cache un mérou,
N’est que profonde mémoire des lieux de rendez-vous.
Mais quelquefois la chance est vraiment un hasard,
Au fin fond d’une grotte, l’éclair argent d’un sar.
Cette fois derrière le sar, et sur la même flèche
Se débat un mérou, et derrière, tête-bêche,
Un énorme dos brun. Difficile à sortir,
Il sera mon plus gros, et grand Dieu quel plaisir !
Sommet de la technique et de la folie pure.
J’ai plus tard pratiqué un temps de démesure
A la chasse aux tableaux et jusqu’en safaris
Dalmatie, Tunisie, Açores ou Canaries.
Même en rade de Marseille ou sur les côtes d’Espagne,
Pour celui qui connaît, des chasses de cocagne.
Devant l’évolution et les accusations,
Le temps de l’innocence s’est perdu en questions.
Pourquoi cette lubie de chasser sous la mer ?
A quel démon doit-on ce plaisir solitaire ?
Sans arène ni public, peut-on y voir un sport ?
Et si c’en était un, pourquoi les mises à mort ?
Et comment justifier cette passion sauvage ?
Cause-t-elle à la mer d’irréparables outrages ?
Depuis l’aube des temps, l’aurait-on oublié,
Survivre dépendait pour les uns du gibier
Pour d’autres du poisson. C’était nécessité,
Aujourd’hui accusée de criminalité.
Pratiques immémoriales, comment imaginer
Les voir disparaître en quelques jeunes années ?
La chasse comme la pêche se sont perpétuées
En loisirs consacrés, aujourd’hui contestés,
Tandis que l’élevage remplaçait le gibier
Et les pêches aux sauvages s’industrialisaient.
Face aux énormes rafles de tous les chalutages,
La chasse sous la mer cause-t-elle tant de dommages ?
Face aux raclages des fonds, les espèces chassées
Par les prises en apnée, sont-elles mises en danger ?
Face aux flottes de pêche et au volume des mers,
Que représentent l’impact des chasses solitaires ?
Après des milliers d’heures de chasse et même sans frein,
Je suis au moins certain que cette chasse n’est en rien
Une jouissance à tuer, pas plus qu’à faire souffrir.
C’est d’arriver à prendre qui procure un plaisir,
Celui de la victoire, de gagner dans un jeu.
Mais tuer pour jouer n’est-il pas odieux ?
La question aujourd’hui est devenue cruciale
Désormais on la pose en termes de morale.
Faisons donc attention à ne pas mélanger,
D’un côté la morale, matière subjective,
De l’autre les données qui, elles, sont objectives.
Il est donc vain de croire les voir se concilier.
Le point de vue moral est strictement un choix,
Tuer un animal est-il un crime en soi ?
Des huîtres aux abattoirs, est-ce la même question ?
Est-ce une affaire de droit ou seulement d’émotion ?
En matière animale, la cause fait son chemin
Depuis le gros nounours jusqu’aux végétaliens.
Les données au contraire, se mettent en équation :
Le nombre de chasseurs ; quelles espèces de poissons ;
En quelles populations ; temps de renouvellement ;
Quelles quantités de prises ; et sur l’environnement
Territoires concernés. Tout cela s’évalue,
Suggérant quelques règles qui évitent les bévues.
Pour vivre sa passion sans paraître boucher,
Le chasseur sous la mer, « doit savoir s’empêcher »,
Comme contenir l’ivresse des tableaux et trophées,
Maîtriser son instinct en sachant s’imposer
Des règles de conduite avec loyauté
Comme la chevalerie en avait en inventées.
A moyens avec armes en tout proportionnés,
Aucune tribu sous roche où elle est réfugiée
Ne sera toute fléchée. Épargner les petits,
C’est ménager l’avenir et aussi leur abri.
Bien sûr ne chasser que les espèces consommables,
La passion du chasseur doit s’assouvir à table.
Chasseurs chevaliers et non pas spadassins,
Au diable l’intégrisme des tartuffes et des saints.
La voie est difficile, elle vaut d’être vécue
Et à cette condition, vaut d’être défendue.
Il faut garder l’espoir, il est dans la mesure
Qui, mise en toutes choses, sauvegarde la Nature. »